samedi 31 décembre 2011

Shame de Steve McQueen

Merci à Guillaume dont la discussion génère les idées, quand je ne les lui pique pas tout simplement.

 « Quand on dit que la sexualité a une signification existentielle ou qu’elle exprime l’existence, on ne doit pas l’entendre comme si le drame sexuel n’était en dernière analyse qu’une manifestation ou un symptôme d’un drame existentiel. La même raison qui empêche de réduire l’existence au corps ou à la sexualité empêche aussi de « réduire » la sexualité à l’existence : c’est que l’existence n’est pas un ordre de faits (comme les « faits psychiques ») que l’on puisse réduire à d’autres ou auquel ils puissent se réduire, mais le milieu équivoque de leur communication, le point où leurs limites se brouillent, ou encore leur trame commune. Il n’est pas question de faire marcher l’homme « sur la tête ». Il faut sans aucun doute reconnaître que la pudeur, le désir, l’amour en général ont une signification métaphysique, c’est-à-dire qu’ils sont incompréhensibles si l’on traite l’homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles, ou même comme un faisceau d’instincts, et qu’ils concernent l’homme comme conscience et comme liberté. »

"La sexualité, dit-on, est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Mais justement pourquoi le faisons-nous ? Pourquoi notre corps est-il pour nous le miroir de tout notre être sinon parce qu'il est un moi naturel, un courant d'existence donnée, de sorte que nous ne savons jamais si les forces qui nous portent sont les siennes ou les nôtres - ou plutôt qu'elles ne sont jamais ni siennes ni nôtres entièrement. Il n'y a pas de dépassement de la sexualité comme il n'y a pas de sexualité fermée sur elle-même. Personne n'est sauvé et personne n'est perdu tout à fait."

Merleau-Ponty - Phénoménologie de la perception

« L’attitude criminelle de Bruno n’est que la dégradation d’une attitude fondamentale de l’être humain. Dans sa maladie, nous pouvons distinguer altéré, perverti, mais paré d’une sorte de dignité esthétique, l’archétype même de tous nos désirs. »
Chabrol, Rohmer - Hitchcock

Entre L'homme aux bras d'or de Preminger (1955) La femme aux chimères (Young man with a horn, 1940) de Michael Curtiz et Le Poison (The Lost Weekend, 1945) de Wilder, Shame. Comme si Mcqueen (qui dit s’être inspiré du Poison) allait prendre des nouvelles de ces héros et n'a pu en recueillir qu'un film crépusculaire, loin de la rédemption emersonienne, horizon exclusif de toute addiction se passant dans le Hollywood de l’âge d’or. D'une époque du cinéma à une autre, les lieux restent les mêmes : bar, boîte, restaurant, hôtel. L'addict (de drogue, d'alcool, de sexe) est tenu par cette cartographie obligatoire : il doit avoir un pied dans le monde, pour la seule raison qu’il lui faut obtenir l'objet de sa convoitise. Des lieux de cinéma hopperiens, malléables comme des scènes de théâtre sur lesquelles nous serait garanti le bruit du monde, de la vie sociale. A l’opposé, la chambre devient le lieu où l'on se retire avec ses trésors, ses bouteilles d'alcool, sa drogue, ses images, mais devient potentiellement le lieu du sevrage dès lors qu'on le décide, une porte que l'on ferme sur les délices empoissonnés du monde. Sevrage forcé qui aboutira à une crise de paranoïa chez Wilder, une crise de panique chez Preminger et une errance hallucinée chez Curtiz. Dans Shame, la chambre il faut à l'inverse s'en éloigner, là s'entasse les boîtes grouillantes d'images de la grande chair anonyme, elle est la base de commandes ouverte sur l'œil aveugle de l'image, du flux ininterrompu de l'inerte.

Le pied une fois dehors, c'est l’image filmique qui porte la charge de l’addiction, l’étend, la propage. Le cinéma devient le lieu privilégié d’un monde ployant sous la loi tyrannique d'un regard-addict de la même manière qu'un personnage de dessin animé affamé prend le risque de dévorer son acolyte devenu bifteck. Dans le Poison le monde était un monde-bar, les amis n'existaient qu'en tant que potentiels payeurs de verre, la faim devenait le monde, le monde devenait le moyen. Mais sous la joie du perpétuel dernier verre sourd l'arrière-pensée du retour à la chambre, de l'oeuvre à écrire, car le héros du Poison était un écrivain et boire consistait à sans cesse ajourner la vie de l’oeuvre : un verre de plus, une page en moins. Chez Curtiz, Kirk Douglas était un saxophoniste de génie mais alcoolique. Frank Sinatra chez Preminger avait un don pour la batterie. L’addiction n’avait de sens qu’en tant qu’elle empêchait ces hommes de faire ce qu’ils avaient à faire, de faire ce pour quoi ils sont ontologiquement faits, dans une perspective encore toute émersonienne.
L'addiction prenait place dans un monde émersonien, englobée dans un monde « en bonne santé » et dont un personnage secondaire du film en sera comme le représentant. Doris Day, Jane Wyman, Kim Novak « sortiront de là » Kirk Douglas, Ray Milland, Sinatra. C’est à travers leur obstination d’amie, de petite copine qu’une potentielle guérison peut advenir. Elles deviennent, pour un moment, comme de bonnes versions d’eux-mêmes, alter ego mêlé de monde, qui pensent à leur place le moyen de se sevrer.


Du Poison à Shame, un manteau en héritage, qui confère à Carey Mulligan, le rôle protecteur que pouvait avoir Jane Wyman chez Wilder. Un manteau comme un passage de témoin, trop lourd pour Mulligan. Peut-être pouvons nous critiquer le pessimisme du film qui consiste à donner la clé d’une solution pour finir par l’égarer. Mais c'est que Shame se préoccupe d'abord et surtout d'exhiber les signes d’une absence : celle du monde emersonien qui garantissait la possibilité de s’en sortir par le monde lui-même. Ceci tout en armant le film pour qu’il fasse advenir, réapparaître par le rituel des scènes, des lieux, des costumes, ce qui est désormais devenu impossible, ce qu'on ne peut plus demander au cinéma : la comédie dramatique emersonienne.
Mais cette idée, loin d’être immorale à défendre au cinéma, est inhérente à l’addiction de son héros : l’alcool et la drogue du cinéma hollywoodien ne sont pas le sexe. Le mouvement de l’alcoolique est celui d’un renfrognement marginal qui lui empêche l’accès au monde, tandis que Brandon englobe le monde dans son addiction. La chambre, nous l'avons vu, ne peut pas être le lieu du sevrage puisqu'elle est éminemment le lieu du sexe, et le monde n'est pas un monde à reconquérir, ils le deviendraient s'il était possible de créer un "en dehors" de l'addiction, ce qui est impossible par le caractère précisément totalisant et existentiel du sexe. Dans Shame, il ne s’agit pas tant de sexe que d’existence s’exprimant par le biais du corps sexualisé de Brandon. Les deux sont intimement liés et le corps reste l’incarnation perpétuelle de son existence.

Le problème de l’addict est qu’il s’intéresse au monde de manière partielle, depuis le prisme de son addiction. Tout ce qui n’intéresse pas son addiction n’existe probablement pas. Et ce qui pourrait indirectement servir son addiction doit être distordu en moyen direct de la servir. Dans cette logique la sœur intéresse trop l’addiction de Brandon pour pouvoir être le vecteur de la guérison. Et l’on voit jusqu’où peut aller un monde qui se déforme pour sexualiser tous les corps : un corps interdit devient un corps banalement désirable (la scène de la douche), un corps qui gémit sans pudeur dans la chambre d’à-côté. Mais le corps devient tardivement connoté comme interdit pour nous, et le temps qu’elle dise « je suis ta sœur », nous avons été du côté du désir de Fassbender. Cette distorsion que prend en charge le film va plus loin : tout ce qui apparaît sur l’écran semble être une sorte d’inatteignable idéal scopique qu’aimerait approcher le héros. Nous sommes séparés du héros par cette distance que nous avons par rapport aux scènes de sexe et qu’il aimerait pouvoir avoir : seul l’intéresse l’agencement, le rapport sexuel qui débute in medias res, comme on dit. L’in medias res de l’image, le commencement au milieu que réalise l’image. Ajoutons : le commencement au milieu et figé.


Il y a ces scènes du métro où les corps sont embarqués dans une même rêve, à une même vitesse. Scènes merveilleuses en ce qu’elles se chargent d’évoquer les mouvements paradoxaux qui alimentent le désir de Brandon, le mouvement rectiligne du métro qui fonce comme une flèche amnésique vers sa prochaine station, et le mouvement cyclique, où l’on se rend compte qu’avancer équivaut à retourner au point de départ : la scène ouvre et ferme le filme. D'une extrémité à l'autre de Shame, cette quasi-même scène qui ne dit pas la même chose et qu'il faut interpréter à la lumière de ses nuances.
D'abord, le regard de Fassbender fait advenir l'érotique de la scène, car toute la logique de l’addiction est de rendre le monde magiquement disponible à cette addiction, disponible et commandé depuis le fond de l'oeil. Un monde facile, comme l’on parlerait d’une femme facile. Toute la puissance d’agir de Fassbender est entièrement contenue dans son regard, et l’on s'étonne de trouver la femme qu'il remarque dans le métro particulièrement bien couverte, bottes, jupe de longueur raisonnable, collants transparents .Si elle était simplement belle l'on se suffirait d'un simple jeu de regards mais ce qui intéresse Brandon c'est précisément autre chose que l'énergie du visage, c'est plutôt le corps en tant qu'il est traversé d'inertie, ici dans "l'étendue lunaire des cuisses" qui se devine par le devenir rayon X du regard. Ce n'est rien, mais c'est suffisant pour Fassbender, pour qui le vêtement n’empêche pas la jouissance mais indique au regard-désir le lieu de ce qui est caché. La jupe ne bouge pas et donne pourtant l'impression d’imperceptiblement se retrousser à mesure qu’on la fixe. Car si la nudité ne renvoie pas au vêtement, le vêtement renvoie à la nudité dès lors que la caméra fétichisant la cuisse, l’isole.
Prestidigitation du désir où le regard se rêve efficace comme une main, et part de l’autre côté de l’espace toucher, palper, soulever.
D’abord la jeune femme semble comme envoûtée par le regard qu’elle a d’abord envoûté, comme si la conscience d’envoûter était elle-même un envoûtement (Rohmer), elle se fait prendre au jeu, s’humidifie la lèvre avec la langue, bouge légèrement sur son strapontin. En face, Fassbender qui soutient son regard, semble être la cause des infimes palpitations de la jeune femme, le monde est sur le point d’être magique mais se voit vite rattraper par la station qui arrive. Fragilité d'une scène qui fait tenir le monde tout entier dans le mouvement d'un visage féminin (imperceptible en regard de tous les mouvements du monde), visage de la jeune femme qui se décrispe du bruit blanc de sa songerie pour attraper, adhérer au délire convenable et convenu d'un homme; c'est l'une des rares scènes où Brandon n'est pas encore tout à fait isolé dans son désir. Mais également fragilité d’un personnage inapte au grand mouvement du monde, de drague, de sexe, d’amour, mais qui se fait son histoire avec les mouvements les plus délicats: ce sourire qui est sur le point de ne pas en être un, cette jupe qui est sur le point de se soulever. Il suffira d'un regard pour qu'elle lui livre son corps; acceptant d'être délirée au point où les gémissements de la scène précédente viennent se poser sur son visage, elle devient ainsi la source potentielle de ces gémissements.
 Mais le temps du fantasme est rattrapé par celui du monde : on ne se fera jamais à l'idée qu'une femme puisse préférer ne pas rater sa station plutôt que de rater cet homme. Elle est bouleversante cette facilité de femme avec laquelle elle abandonne le jeu pendant que Fassbender tient maladivement à la rattraper. Les règles du jeu stipulaient que celui-ci ne dure que le temps d'un trajet, l'accord tacite qui faisait de cette femme juste une apparition est brisé dès lors qu'il la fait devenir corps, dès lors qu'il lui court après. C'est cette tragédie qui consiste à prendre au sérieux ce qui ne devrait pas l'être que porte la musique, Brandon est un personnage hollywoodien et mélodramatique qui s'est trompé d'époque, lui-même avouera un peu légèrement qu'il aurait aimé être musicien (comme Douglas et Sinatra) dans les années 60. Brandon est un héros qui ne peut plus se permettre la légèreté dans un monde qui en regorge, dans un monde simplement vivant, cool, débordant de sexualité. McQueen se garde bien de juger ce monde, ce qui l'intéresse c'est de rendre mélodramatique l'impossibilité de faire du mélodramatique. Ricanements de la soeur, gouaille du patron, banalité du rendez-vous galant, honte à lui de ne plus être capable de coïncider avec ce monde-ci. Un peu comme Tisserand (Extension du domaine de la lutte) pestait contre la sexualité des corps jeunes qui s'étalaient devant lui en boîte de nuit et que sa laideur ne lui autorisera jamais, ce même genre de tragédie : une loi intérieure, incroyablement bête, vous sépare des jouissances principielles du monde. La sexualité est devenue ce qu'elle n'aurait jamais dû être : une affaire sérieuse.
           Cette première scène de métro est une jeunesse. Rien ne précède, rien ne suit, ce qu'on découvre est la joie sans limites qui se conclut par un de ces échecs inoffensifs. L'on comprendra plus tard que cette scène métaphorise la situation du héros : à l'aise dans l'érotique des regards, le corps des femmes le nargue dès lors qu'il s'agit de les attraper, dès que l’image s’incarne elle a les moyens de s’enfuir. Images contre corps, ce sont les termes de la lutte.
L’ultime scène du film est la reprise de la première, il retrouve la jeune femme dans le métro, presque méconnaissable sous son maquillage et ses beaux vêtements ; elle est ce même-autre du désir. Toute la scène se déroule sous une tonalité beaucoup plus optimiste, on se croise du regard, on se reconnaît, on se sourit. La scène s’alourdit pourtant de tout ce qui précède et que le héros semble déjà avoir oublié, condition pour que le mouvement vicieusement cyclique advienne. Rien n’empêche de penser que ce qui suit cette scène soit, non pas le générique, mais exactement la même chose que ce qui précédait, et que ce qui précède la première scène du métro soit identique au film lui-même, comme si le film était programmé sur un éternel "replay".



Le rendez-vous galant s’annonce comme le territoire d’une reconquête : il faut reconquérir le vivant. Sur le trajet du restaurant, Fassbender lève les yeux vers un building abritant un hôtel,  une femme est en train de se faire prendre par derrière, les mains posées sur la baie vitrée, son corps offert à la ville. On comprend qu’il veut la même chose que dans la vitrine et il y travaillera. L’addiction ne va pas sans ses calculs, et Fassbender est capable de se réfréner pour parvenir à l’image qu’il désire, tout son monde est donc lourd d’une logique de l’arrière-pensée calculatrice plus que de la simple culpabilité.
 Au fil de la discussion, il rêve de ne pas faire de sa collègue le moyen de ses images, il rêve de se laisser aller à la mauvaise foi du rendez-vous galant, à cette langoureuse timidité. Il désire jouer comme on vit, lui dire sur le ton adéquat qu’elle est resplendissante. Brandon essaye ici de reconstruire l’histoire qui précède son addiction, tentant de la faire rentrer dans le cadre d’une histoire banale, d’en faire la conséquence naturelle du mouvement quotidien de la séduction. Cette scène, comme un petit miracle tremblant, est construite sur le fragile tempo de leur discussion, sur la sidération de leur présence mutuelle, sa banale tranquillité surgit sur le fond de l’agitation triste de Brandon qui y voit la possibilité d’un retour à la vie.
            Ce qui pourrait être perçu sur le ton convenu du cynisme, comme une scène de séduction ritualisée et fatigante, a un goût humain de nouveauté, comme si à l’intérieur même du déjà-vu-mille-fois se rejouait la toute première fois qu’un homme et une femme sont allés au restaurant et se sont mutuellement intimidés. Et cette fragilité persiste malgré le fait que nous les savons et que nous nous savons, en ce genre d’occasion, loin d’être dupes de ce qui se trame réellement. Au -delà de toutes les arrière-pensées qui les sépare du moment présent et du visage rencontré, ils arrivent à reconquérir sans s’en rendre compte l’innocence de la présence.

C’est peut-être un détail de trop, une analyse qui s’apprête à aller trop loin, dans la zone d’un approfondissement gratuit mais qui ne va pas sans son plaisir. La scène du rendez-vous galant rassemble deux mouvements : celui du serveur trop encombrant et qui vient buter, couper dans son élan le mouvement du rendez-vous galant. Dans son analyse de la mauvaise foi, les deux exemples majeurs sur lesquels s’attarde Sartre sont le rendez-vous galant et le garçon de café. La mauvaise foi y est définie comme le mouvement par lequel la conscience arrive à s’obscurcir elle-même, à se fondre dans son personnage jusqu’à s’y identifier,  je m’obstine à être ce que je ne suis pas, à affleurer à la surface de ma facticité de serveur (ou garçon de café) de femme qui est corps en même temps que pur esprit. Bref, par la mauvaise foi je tente d’échapper au fait que j’échappe toujours à la situation par le fait que je suis une conscience, de même Fassbender semble vouloir échapper au fait qu’il échappe à la situation, qu’il est ailleurs, tout auprès de l’image aperçue sur le trajet du restaurant et s’apprêtant à la reproduire. Mais c'est au moment de coucher avec elle qu'a lieu insidieusement la lutte : Brandon n'arrive pas à la dominer assez pour lui faire adopter ses plans à lui, pour la plier à l'image à laquelle il désire la faire correspondre. Brandon ne peut pas jouir dans ces conditions, en étant empêtré dans la chair, sans distance, sans prévoir la caresse qui arrive; à son incapacité répondra un tranquille et tragique "Ce n'est pas grave".

vendredi 16 décembre 2011

Breezy de Clint Eastwood


Quelque chose comme le rêve réalisé d'Humbert Humbert : des journées consacrées à Lolita dans un monde pacifié. Humbert Humbert passait ses journées avec Lolita mais dans la crainte de deux choses : qu'il ne se fasse attraper ou que Lolita aille voir ailleurs; le problème c'était le monde entier, cela le condamnait au road-trip. Ici Breezy-Lolita est pur amour et l'obstacle du regard-des-autres est traité mais pour être réduit à néant, le problème n'est pas celui que traite un film comme Tout ce que le ciel permet, il est autre.
Le monde devient ainsi capable d'accueillir cet amour, un amour comme un enchaînement de "plus belle journée de sa vie" : c'est le maximum qu'un adulte puisse offrir à une adolescente, disons même qu'un être humain puisse offrir à un autre être humain et les scènes de Breezy sont très belles, baignées de lumière et de joies simples mais inquiètes parce qu'elles sont trop simples pour Holden. Le couple ne cesse ainsi de discuter et de s'expliquer leur bonheur.

Cette idée de la belle journée est décuplée, intensifiée par la différence d'âge : il lui paye ses boissons, ses tenues, il l'héberge, elle l'attend à la maison, il rentre vite du travail et des soirées (Pretty Woman). Un matin ils atteignent cette utopie éclatante de la journée libre : Holden n'a qu'un seul rendez-vous et s'adressant à Breezy encore alitée, lui dit : "je te rejoins tout de suite après"; un rendez-vous, c'est juste ce qu'il faut pour vivre d'amour et d'eau fraîche, comme si le couple cherchait (toujours ?) à éprouver jusqu'où l'on peut aller dans l'ignorance du monde et de ses nécessités.

Quand est évacué le problème de l'extériorité et des qu'en dira-t-on, la morale se focalise souvent sur le problème d'un personnage face à lui-même, ici le difficile choix de l'instant présent que représente la présence de Breezy et derrière lequel palpite toujours l'avenir rabat-joie, l'insurmontable "et après ?". Cet amour, William Holden s'en rend compte, n'empêche pas autre chose d'advenir car il n'y a précisément rien d'autre que cet amour. Il croit à une possibilité de s'extirper d'une relation en gardant la santé dans laquelle le monde et lui-même ont été pendant la relation amoureuse, mais se rend compte que ce monde là et ce soi là s'effondrent nécessairement. Il a cru pouvoir se passer des conditions de possibilité du bonheur tout en gardant le bonheur; constante de la comédie romantique.

Ce qu'il craint en s'engageant avec Breezy, c'est que cet amour qui le connecte au seul présent, aux journées qui s'égrènent et se dépensent dans la joie, ne lui cache l'horizon grave de l'avenir. Très belle idée du film qui consiste à montrer que le temps de l'amour, c'est la journée. Ainsi le surgissement d'un amour pose la question du temps et de la façon dont on désire qu'il passe : attention au présent VS attention à l'avenir, ou plus précisément  : attention à un sens de l'âge, à un sens des choses qu'il ne faut plus faire, au sens de l'avenir pour un homme âgé qui n'est pas le même que le sens de l'avenir pour une mineure. Combat entre deux temps dont le héros se rend compte qu'il n'a pas lieu d'être et qu'il suffit de faire s'assimiler à l'autre l'un des deux termes (ce que ne fera pas Lemmon dans Avanti!) : ce qu'il désire c'est ce présent pour l'éternité.


jeudi 8 décembre 2011

Chacun son cinéma / Oki's movie de Hong Sang-Soo





Il est possible de voir le cinéma de Hong Sang-Soo comme un interminable bégaiement, ou de chercher à comprendre la cause (passionnante) de ce qui insiste à tel point que son œuvre se présente comme une grosse pâte filmique dans la mémoire. C’est que chaque nouveau film est hanté par les précédents qui lui délèguent une mission : briser la répétition compulsive d’une situation dans laquelle il finit de s'engouffrer; il faudra attendre le prochain. De quelle impasse s’agit-il de se sortir ? De celle à laquelle mène le désir de ses héros, dérivatif qui vient tracer un semblant de trajectoire, de narration dans un monde qui ne leur en crée pas. Ce manque, c’est ce sur quoi ils viennent tous se heurter et qui les incite à s’agripper à la chair, à toutes les chairs : celle des femmes, de la nourriture, des ambitions et de tout ce que la parole arrive à rendre présent. Sensualité inquiète d’un cinéma en ce qu’elle borde un gouffre.

 Jingu et Oki, étudiants en cinéma et M. Song, professeur et réalisateur, sont les trois personnages des quatre petits films qui composent Oki’s movie, onzième film de Hong Sang-Soo. Triangle familier qu’il ne s’agit pas tant de répéter obsessionnellement que d’organiser la déclinaison de ses infimes variations, dans une tentative d’épuisement impossible. Ici chaque film se voit conférer plus que l’habituel chapitre, mais un générique qu’accompagne solennellement « Pomp and circumstance » d’Edward Elgar. Même compartimentés les films n’en sont pas moins insérés dans une continuité qu’il s’agit de questionner à la lumière d’une œuvre qui a ses habitudes. Creuser la partialité d’un point de vue, s’y engouffrer dans un repli individualiste limite autiste, n’est que la conséquence mélancolique de l’impossibilité d’atteindre la vérité d’un fait, d’une relation, d’un évènement. Si le cinéma de Hong SangSoo ne parcoure pas de grandes distances mais étrique les lieux et les déplacements c’est qu’il reste acculé à ce point de vue dont les limites se confondent avec celles du corps de ses personnages. Dans un monde sans vérité les points de vue peuvent fourmiller, mais bien isolés les uns des autres comme pour ne pas se heurter. En cela Oki’s Movie amplifie et condense ce mouvement en faisant s’entrecroiser trois voix dans un même film.  Il s’agit là de prendre toute la mesure de ce que signifie la restriction de chaque personnage à sa version : chacun voudra raconter une histoire différente, chacun se fera son cinéma, littéralement.

« Le jour pour l’incantation », premier film, égrène la journée de Jingu, ici réalisateur et professeur à ses heures perdues. L’exercice se rapproche du bizutage où Jingu est plongé dans une série de situations desquelles il est toujours plus ou moins exclu, incompris. Hong SangSoo en profite pour filer un propos déceptif sur le cinéma : ce que Jingu attend du public, des producteurs, des élèves, de sa notoriété, et qui est sans cesse déçu. Le film se clôturera sur un épisode particulièrement humiliant où le héros sera renvoyé à sa propre goujaterie lors d’une séance-débat de ses propres films. Une fin comme une plaie ouverte sur l’amertume d’un constat sans cesse réitéré : ce n’est pas une leçon que vient de recevoir Jingu, juste une blessure, qui fait doublement mal en ce que précisément elles ne nous apprennent jamais rien. On ne parlera jamais assez de l’importance des trottoirs chez Hong SangSoo, marge (du film, de la vie) en même temps que prétexte à l’attente immobile qui ne fait jamais rien advenir sinon la fin d’une cigarette, ou un taxi venant confirmer une intrigue amoureuse.
Mais c’est à l’aune du deuxième film, « Le roi des baisers » que se comprend « Le jour pour l’incantation », où l’on découvre que Jingu est étudiant en cinéma et le film précédent, son travail qu’il présentait au professeur Song. Réelle fiction, flashforward, rêve que viendraient hanter le professeur Song et Oki ? Chez Hong SangSoo, les degrés de récit ne se sont toujours déduits que rétrospectivement, l’ambiguïté y est un programme. La porosité des mondes découle de cette même absence de vérité permettant au cinéma de devenir un terrain de jeu où tout peut faire office, pour un moment, de réalité.
Jingu aime Oki. Elle est fuyante, se laisse désirer, attraper, embrasser, mais semble réserver les profondeurs de son cœur à M. Song  avec qui elle entretient une relation ambigüe. La narration est erratique, distraite, portée par la voix de Jingu, à son image. Image cohérente d’un monde qui pour Hong SangSoo se déchiffre toujours à partir de ses presque-rien et autres punctums que le zoom vient cueillir, une brique de lait devient alors  l’occasion de questionner le hasard et la contingence des rencontres. C’est que là encore, ses personnages sont désespérément en quête de lois, de règles, d’ordre, mais à leurs questions répond le silence. Dès lors, l’irresponsabilité devient le seul mode sur lequel vivre sa vie, mais il est une souffrance avant que d’être une fête.
En témoigne cette scène du troisième film,  « Après la tempête de neige », où M. Song répond aux questions existentielles d’Oki et Jingu. Plus vieux qu’eux, il n’en est pas moins aussi perdu et les réponses n’affirment rien d’autres qu’un embarras : le recul est impossible, le désir, incontournable, les arrangements avec soi-même, nécessaires, la vie se bricole dans le noir. Après la mise en scène, ce sont les personnages qui se saisissent de cette anomie initiale que constitue l’absence d’un accord sur la réalité, et quand nous ne jouons pas avec, quand nous n’en faisons pas des films, nous en sommes comme ses orphelins.
Rare consolation, dans le circuit inexorable que trace le désir de Jingu pour Oki figure la promesse d’un dénouement, réponse bienheureuse. Après une nuit d’attente en bas de chez elle, Oki ouvrira à Jingu qui s’est endormi comme un enfant dans sa grande doudoune orange, ils coucheront ensemble la veille de Noël. La mise en scène des rapports sexuels reste imperturbablement la même, d’une simplicité qui capte toute la matérialité des corps, contrant l’onirisme évasif par lequel s’offre souvent le sexe au cinéma. La femme supporte toujours le corps de l’homme, c’est qu’il ne fait jamais seulement l’amour mais se console, emporte le corps de la femme dans son renfrognement.

Oki’s movie, dernier film, est entièrement construit sur un montage parallèle. Oki nous raconte deux rendez-vous avec deux hommes différents, joués par M. Song et Jingu. Elle assure qu’ils jouent ici des rôles avec lesquels ils ne se confondent pas alors que nous sommes assurés du contraire par tout ce qui précède. Les questions sont les mêmes : réalité qui prend pudiquement les atours de la fiction ? Fabulation ? Déformation mémorielle qui finit de frelater la véracité des souvenirs d’Oki prenant ses amours pour des acteurs ? Comme si la réalité faisait son cinéma. Là encore, les interprétations sont toutes légitimes en ce qu’une réponse ne vient jamais trancher.
 La rivalité potentielle du professeur Song et de Jingu est totalement désamorcée par le point de vue d’Oki, juste milieu entre les deux hommes, arbitre potentiel à partir duquel nous les regardons. Non plus rivaux mais incarnant chacun deux âges du désir, deux âges qui n’ont pas tant envie de s’affronter que de ne rien se dire. Oki déploie ses souvenirs, les compare, jusque dans leurs insignifiances, comme pour faire émerger la vérité de chaque homme. Mais si elle y voit clair ce n’est qu’en ses propres sentiments, encore et toujours renvoyée à elle-même en essayant de parler de ses amours. Ce que nous comprenons et qu’elle fait mine d’éviter, c’est qu’elle aime M. Song alors que Jingu n’est pour elle qu’une passade. Bizarre pressentiment en ce que précisément l’inverse adviendra. M. Song lui aura fait tenir une promesse, celle de se retrouver dans ce parc tous les 1er  janvier à treize heures, quoiqu’il arrive.
Le hasard voudra qu’elle s’y trouve  avec Jingu le 1er janvier de l’année d’après. Se la rappelant, elle craint alors la rencontre. Il est bien là. Leurs regards se croisent à distance, sans rien se dire, dans la peur du retour de Jingu parti aux toilettes. Une distance sépare les deux cœurs battant à l’unisson mais fondamentalement étrangers l’un à l’autre par ce qui séparera toujours l’expérience de l’innocence du devenir. M. Song s’éloigne comme on renonce à toucher une jeunesse en train de se faire. Oki’s movie n’est ainsi pas tant le petit film d’Oki que celui de M. Song, celui de leur amour impossible. La vérité des sentiments ne suffit pas dans un monde de réalités désaccordées. On ne saurait pénétrer le film d’un autre âge.




samedi 3 décembre 2011

Deux trois choses sur Rushmore de Wes Anderson

 Magnifique cette réalité intensifiée (et salingerienne) possible dès lors qu'elle ne concerne qu'un petit noyau qui consent à se faire capturer par la réalité affolée d'un jeune garçon de 15 ans. Peu importe l'âge, chaque personnage peut traiter un plus jeune comme un grand ami, un grand rival, un grand amour. Le film ne parle que de cela : du respect des forces vives de l'innocence, du génie de la jeunesse pour qui une émotion, un sentiment, une idée, n'ont de snes et d'intérêt que lorsqu'ils sont portés à leur paroxysme.
Quand elle ne veut pas admirer ou sceller des amitiés, elle veut se déchirer, sans autre mélange.
A aucun moment, ni même à la fin, Max ne revient de quelque chose. Eprouver le monde n'est pas pour lui une occasion d'humilité, il n'apprend précisément rien sinon à persister, dans la pièce de théâtre à venir, dans son amour pour sa prof.